Du Marais au Marais

Il y a des jours comme ça ou tout va de travers, ma guitare ne voulait plus de moi en persistant dans la dissonance, comme mes doigts commençaient à saigner abondamment j’ai remis l’instrument dans son étui, cric crac, je l’ai refermé et suis sorti.

Dehors, la froidure me saisit, alors j’allongeai le pas pour me réchauffer. C’était encore cette époque bizarre, où avait été imposé un couvre-feu, alors en bon citoyen j’ai écrasé ma cigarette sur un fourgon de police et continué ma promenade dans un univers devenus dangereux car tous les véhicules des bons citoyens comme moi avaient éteint leurs phares, les boutiques depuis plusieurs mois étaient sans éclairage, les feux n’étaient plus tricolores, même les étoiles n’osaient plus se montrer.
J’allais ainsi dans l’obscurité au hasard des rues.
De la Tour Saint-Jacques, vers la rue Saint-Bon, Rivoli, puis rue des archives, de la verrerie, rue du plâtre, du renard, des blancs manteaux…

Et… étrangement je me retrouve devant un Beau Bourg
Oh ce bourg n’est pas bien grand, une seule maison, il n’y pas beaucoup de tuyaux mais c’est beau aussi.
Ce n’est plus le Marais non, plus de rues pavées, plus d’immeubles, plus de monuments, plus de circulation, plus de touriste, plus de flic … non, une route cabossée, de l’herbe, des arbres, des champs qui sentent bon le glyphosate et de l’eau, de l’eau … Je suis dans un marais.

J’avance prudent, doucement, car ici aussi il y a comme un couvre-feu, même les lucioles restent sous terre et attention à l’eau car il y en a partout de l’eau et jusque dans mes chaussures.
Heureusement j’aperçois une petite lumière qui se balance doucement devant la porte de la maison.
Je m’en approche et le bâton que j’ai ramassé pour m’aider à avancer s’enfonce brusquement sous mon poids, ouf j’ai évité le fossé, je me baisse pour le ramasser, allume mon briquet pour le retrouver et alors là : une flamme bleutée sors brusquement de l’eau et éclaire la façade, ou je peux y lire : « Café de la Gare »  oui « Café de la Gare »mes amis!
Stupeur ! Je suis toujours dans le Marais parisien, planté devant le théâtre ! Il ne manque plus que Coluche, Romain Bouteille ou Miou Miou !

Je m’enhardi et m’approche pour trouver la billetterie quand une forme étrange s’approche de moi, un grand manteau noir tombant sur des sabots de bois, avec en bandoulière un grand panier d’osier et couronné d’un chapeau sûrement volé chez Harry Potter.

  • Hé l’ing’nieur t’as bien du r’tard pour planter l’ yourte !
    Le manteau venait de parler
  • Je suis de passage et à vrai dire un peu perdu, j’entrerais bien pour voir le spectacle et me reposer un peu.
  • Mais pour le pestacle faut planter l’yourte avant ! T’es spécialiste à, c’qu’on dit. C’est bien toi qu’a construit des usines d’ yourtes ?
  • Euh non, pas du tout
  • Et que c’est la p’tite Lutine qui m’a dit ça comme ça : Ce soir arriv’ra l’ing’nieur pour planter l’yourte
  • Non! non, ce n’est moi, vous faite erreur,
  • Mais si c’est la p’tite Lutine m’a dit ça comme ça : Ce soir arriv’ra l’ing’nieur pour planter l’yourte
  • Je ne connais pas de lutine
  • Hou ! hou! Attention si tu dis que la p’tite lutine est une menteuse, elle va te j’ter l’sort
  • Je ne connais pas de lutine, je ne connais pas les yourtes, je ne connais pas cet endroit ! Voilà ! je veux juste voir le spectacle !
  • Pour le pestacle faut planter l’yourte avant.
  • Mais la yourte ce n’est pas ma spécialité ! Moi je suis spécialiste en usine de conditionnement de yaourts c’est tout !
  • Ben voilà…, c’est bien pareil ça ! … yourte ! yaourt ! yaourt ! yourte ! La p’tite Lutine avait raison, allez mon gars attrap’ donc ce bout d’ bois là, pis c’lui là, tu les croise, les croise encore, et puis encore, encore, encore, tout le tour, tu croise et encore ….

À bout d’argument et pour assister au spectacle, je me mets donc à l’ouvrage, d’autres spécialistes des musiciens, c’est bien connu tous les musiciens sont spécialistes en montage de yourtes, arrivent bientôt, ainsi que la petite Lutine pour coudre les pendrillons, et petit à petit la yourte prend forme.

J’apprendrais bientôt que le personnage qui se dissimule sous le manteau noir est un conteur du Sud-Vendée. Il a une rigolote moustache en forme de « smiley pas content content »
Il surveille l’avancement du montage appuyé sur un vieil alambic tout usé de trop bouillir, il parait qu’il était connu pour avoir eu, il y a très longtemps de cela, un énorme furoncle sur la joue, et qui le faisait terriblement souffrir jusqu’au jour où une bonne fée lui conseille de marcher, marcher longtemps et de parler, parler, parler et effectivement suivant la légende le furoncle a disparu quand il s’est mis à pleurer de trop de fatigue. C’est peut-être pourquoi il est devenu conteur, mais ça c’est une autre histoire.

La yourte est terminée, et cette histoire aussi alors : Cric crac je la mets sous le tapis … de la yourte évidemment.

Alain Rochereau Sud-Vendée le 23 avril 2021